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La photographie couleur avant l’heure

17/02/2012
Bien avant l’heure de sa vulgarisation au niveau du grand public et alors qu’aujourd’hui elle se dématiéralise par la numérisation – est-ce la dernière étape de son aventure ? –, la photographie couleur apparaît très tôt (un demi-siècle) après l’invention en 1826 de la photographie proprement dite par Nicéphore Niepce (1765 – 1833), suivie de son perfectionnement en 1838 par Louis-Jacques Daguerre (1787 – 1851), inventeurs français tant l’un que l’autre.

 

L’important apport de la photochromie

Apparu avant 1880, inventé et mis au point conjointement par le Français Léon Vidal et le Suisse Hans Jakob Schmid, le procédé « photochrom », à mi-chemin entre la photographie et la lithographie, permettait de colorier un négatif photographique noir et blanc de la même manière qu’une lithographie et selon les mêmes techniques. Il fit l’objet en 1888 d’un brevet déposé par la société Orell Füssli à Zurich, qui l’exploita ensuite sous la marque PZ (Photoglob Zurich). Premières images d’un monde en mutation, les photochromes PZ furent produits massivement jusque vers 1920, et quelque 30.000 vues figuraient au catalogue Photoglob : vues d’Egypte et de Terre Sainte, de Naples, Venise, Paris, Londres, Madrid, les Alpes Suisses ou la Riviera, le Rhin, le Danube, l’Inde, mais aussi la Chine, Singapour... Puis sont venues celles des Chutes du Niagara, des steamers du Mississippi, du Grand Canyon, des rues de New York, ou encore du Canada et de Cuba. Mais à côté de ces voyages en couleur, il y eut aussi la reproduction photochromique de grandes œuvres d’art, de la Sainte Cène de Léonard de Vinci à l’Angélus de Millet, restituées dans leurs moindres détails. Intimement plus évocatrices que les photographies en sépia ou les cartes postales colorisées, ces images devaient rencontrer un succès triomphal aux Expositions Universelles de Paris en 1889 et 1900.

 

Station de métro Auteuil, boulevard Excelmans, Paris 13e, 1er mai 1920

 

Les autochromes d’Albert Kahn, « archives de la planète »

Une dizaine d’années avant l’abandon des photochromes, le relais devait être assuré par un alsacien, Albert Kahn,

né à Marmoutier en 1860. Venu s’installer vers 1895 à Boulogne- Billancourt, il s’est entre-temps orienté vers la profession bancaire ; il est employé de banque à Paris dès sa vingtième année. Tout en poursuivant ses études, il se lie d’amitié avec Henri Bergson, qui va exercer sur lui un ascendant philosophico- idéologique déterminant. Parallèlement, il connaît une ascension décisive dans sa profession qui l’amène à devenir en 1892, le principal associé de la Banque Goudchaux à Paris, et dès 1895, il est considéré comme l’un des financiers les plus importants d’Europe.

Animé d’un idéal de fraternité universelle, il va mettre à son service les moyens dont il dispose désormais, en attendant qu’il finisse ruiné par la crise de 1929. Il décèdera à 80 ans en 1940, sans avoir fondé de famille et s’étant toujours par modestie maintenu en retrait de son œuvre. Cette oeuvre, celle d’un mécène humaniste totalement altruiste et désintéressé au plan personnel, le conduit, d’une part à acquérir avant 1910 quatre hectares de terrain vague à Boulogne-sur-Seine (qui allait devenir Boulogne-Billancourt) pour y aménager progressivement l’ensemble paysager appelé « Les Jardins d’Albert Kahn » qui allait être la trace visible de son intérêt passionné pour la diversité et le dialogue des cultures. Il s’agit d’un jardin dit « de scènes » se composant d’un jardin français complété par une roseraie et un verger, d’un jardin anglais, d’un marais suivi d’une prairie, d’une forêt bleue et d’une forêt dorée, d’un jardin japonais, et enfin d’une forêt vosgienne. D’autre part, à l’occasion des voyages de négociations qu’impliqueront longtemps ses hautes fonctions de décideur avant la lettre à engager des photographes tels que Stéphane Passet et Roger Dumas, qui utiliseront dès 1913 les très chères plaques autochromes mises au point par les Frères Lumière à partir de 1903 et commercialisées en 1907, permettant la reproduction des couleurs grâce à l’écran polychrome qui leur était incorporé sous forme de graines microscopiques de fécule colorées en rouge-orangé, violet et vert et aboutissant à un positif photographique couleur transparent. Ainsi, ils vont prendre le plus grand nombre possible de vues du plus grand nombre possible de régions du monde, afin de constituer les « Archives de la Planète », un fabuleux patrimoine culturel photographique quasi-universel, un irremplaçable support concret pour l’historien, infiniment plus précieux que les meilleurs récits ou témoignages. Ayant échappé comme par miracle à la destruction ou à la dispersion, ces vues sont, aujourd’hui encore, conservées à Boulogne-Billancourt dans le domaine même d’Albert Kahn où il devait décéder en 1940, et ce sous l’égide vigilante du Conseil général des Hauts de Seine qui commença à constituer sur place le Musée Albert Kahn à partir de 1986, aujourd’hui doté du matériel le plus perfectionné pour ce qui concerne la mise en valeur de ce qu’il renferme, soit quelque 72.000 autochromes tous datés, et 170.000 mètres de films (noir et blanc).

 

Marchande de fleurs en face du 53, rue Cambon à Paris 1er, 25 juin 1918

 

Le fonds Albert Kahn informatisé pour la recherche

Compte tenu de la nature de la collection (plaques de verre principalement au format 9X12), les originaux sont conservés dans des conditions de température et d’hygrométrie minutieuses et ne sont plus exposés à l’air libre. Depuis 2005, par tranches successives, l’ensemble des collections est numérisé, tant à l’adresse du public que des chercheurs et professionnels. L’humanisme généreux, dont Albert Kahn est un exemple archétype et quasi-unique, n’a à l’évidence pas rencontré dans la vie pratique les réponses auxquelles il croyait pouvoir s’attendre de la part des hommes pour l’obtention desquelles il s’est investi complètement jusqu’à s’anéantir personnellement. Car les relations humaines sont moins marquées par la bonne volonté et l’amour de l’autre que par l’opposition radicale d’intérêts politiques et idéologiques le plus souvent inavoués, à moins qu’ils ne soient inavouables.

Les très graves avaries réservées assez habituellement aux photographes de presse sur le théâtre des crises en sont la trace parmi d’autres. Quelque 70 ans après la mort d’Albert Kahn apparaît plus que jamais l’insuffisance de l’homme face à la gestion heureuse de ses propres destinées...

Le Musée Albert Kahn, 14 rue du Port à Boulogne-Billancourt, est ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h (ou 19h selon la saison).

 

Henri DURRENBACH

Photos : Archives de la planète, Musée Albert Kahn, département des Hauts de Seine

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